NNDJ - Chapitre 5
- DianeHart
- 22 oct. 2023
- 15 min de lecture
« Se fabriquer des ennemis est une occupation d’aristocrate. »
Jacques Chancel
L’atmosphère, déjà tendue, s’épaissit alors d’un seul coup devenant presque suffocante. Dans la pièce aux murs tapissés de cuir de Cordoue, le silence est tel que l’on pourrait quasiment entendre les mouches voler autour du magnifique lustre en cristal de Baccarat.
Bonjour le comité d’accueil.
Incapable de bouger, je soutiens l’examen scrutateur de l’assemblée sans ciller, de plus en plus mal à l’aise, mais trop fière pour battre en retraite. Je me sens soudain comme une intruse, une indésirable et le sentiment est particulièrement désagréable.
Alors que je tente, comme je le peux, de reprendre un peu de ma contenance, je sens les yeux de Térence, du même bleu hypnotique que celui de ses frères, me fixer avec une paresse désapprobatrice, qui me ferait presque grimacer si tous les muscles de mon corps n’étaient pas si paralysés.
Personne ne m’a jamais regardée comme ça, avec autant d’intensité négative et de jugement sous-jacent. Je ne lui plais pas, c’est une évidence. Je peux le deviner rien qu’au pli rogue de ses lèvres et à la nonchalance offensante de sa posture. Je serais même prête à parier qu’habituellement, monsieur le comte se lève lorsqu’une femme entre ou sort d’une pièce. Notamment parce que sa bonne éducation et son « rang » exige d’accorder à la gente féminine tout le respect, la courtoisie et la considération qu’il se doit.
Noblesse oblige.
Carré dans son fauteuil, un coude soutenu par l’accoudoir et la main posée à plat sur la table, l’homme qui, a vu de nez, doit bien avoir vingt ans de plus que moi, me donne l’impression de s’ennuyer à mourir, comme si tout ce cirque inutile lui faisait perdre un temps précieux.
Au mépris d’un physique absolument saisissant – aussi pénible que cela soit à admettre, je ne vois pas d’autre mot pour le décrire – il se dégage de lui une sévérité si phénoménale qu’elle occupe l’intégralité de l’espace et écrase tout sur son passage. Impossible de s’y m’éprendre, ici nous sommes sur ses terres et il y règne en seigneur absolu.
Son château, ses règles, son mépris.
— Ça va, détends-toi Téri, réagit Léandre sur la défensive. Nous n’avons que cinq minutes de retard.
Térence lui jette un regard d’avertissement subtil auquel son frère répond par un petit rictus insolent et pour une raison qui m’échappe, l’échange accentue encore davantage mon malaise. Un peu plus et je pourrais croire qu’il m’a invitée ici dans le seul et unique but de faire chier son frère.
Respire Elsa, ce n’est pas le moment de voir des complots partout.
Malgré mes efforts pour paraître digne, je sens la sueur perler le long de ma colonne vertébrale et alors que ma poitrine semble peser une tonne, chacune de mes inspirations brûle douloureusement ma trachée.
— Mais ne dit-on pas que la ponctualité est la politesse des rois ? s’immisce inopinément leur sœur, tombant ainsi comme un cheveu sur la soupe au milieu de toute cette discorde.
Aussi sophistiquée que sur les photos que j’ai pu voir d’elle, la jolie châtaine aux faux airs de Blair Waldorf me rappelle derechef à quel point ma propre tenue laisse cruellement à désirer. J’ai pourtant suffisamment visionné la série Downton Abbey pour savoir que les gens de la haute s’habillent pour dîner.
Quelle idiote.
— Octavie, la coupe simplement son frère aîné avec fermeté, la sommant sans ambages de rester à sa place et de ne pas intervenir.
C’est incroyable. Son aura paternaliste est tellement magistrale qu’elle laisse aux autres à peine suffisamment d’air pour respirer. Ou exister.
Punaise, je plains ses frères et sœur… ou sa femme, s’il en a une.
— Vous devriez vous asseoir, mes enfants, intervient finalement leur mère d’une voix polie mais aimable.
Reportant mon attention sur elle, je lui adresse un très léger sourire, brièvement ragaillardie par la lueur bienveillante de son regard avant de constater avec effarement à quel point Léandre, Octavie et Théodore lui ressemblent.
En dépit de son âge, c’est encore une très belle femme. Mince, délicate et raffinée, le style très « bon chic bon genre » qui porte ses valeurs et son éducation sur son dos. Encadrant un visage aux traits racés, ses cheveux blond foncé, coupés aux épaules, sont réunis en une courte queue de cheval qui lui balaye la nuque alors qu’autour de son cou un collier à trois rangs de perles, en partie dissimulé par un carré de soie, complète sa tenue simple mais élégante. À l’instar de sa fille, tout est tiré à quatre épingles. Coiffure, vêtements, bijoux, rien ne dépasse, tout s’harmonise.
En la voyant sourire affectueusement à son benjamin, quelque chose se desserre au creux de ma poitrine, rassurée d’apercevoir un peu d’humanité autour de cette table. Humanité qui semble faire défaut à son comte de fils aîné.
— Va t’installer à côté de Théo, me souffle tendrement Léandre en posant sa main dans le bas de mon dos pour me guider.
Je jette alors un coup d’œil vers la chaise vide à côté de ce dernier avant de me décider enfin à bouger. Deux mètres. Deux minuscules petit mètres me séparent de la place qui m’attend et pourtant le chemin pour y parvenir me semble interminable. J’ai soudain terriblement conscience de mon corps, du moindre mouvement de mes muscles et plus particulièrement du balancement évident de mes seins nus sous mon tee-shirt.
Punaise, j’aurai dû chercher mon soutien-gorge plus longtemps.
Aussi ridicule qu’il le paraisse, j’ai comme l’impression de parcourir le pire walk of shame de l’histoire des walks of shame et si je n’étais pas sûre et certaine d’être folle à lier, je pourrais presque sentir le regard discret de mon hôte sur ses derniers.
Impossible, tout bonnement impossible.
Le regard fixe, je tente tant bien que mal de ne pas me précipiter sur ma chaise, mesurant avec concentration chacun de mes pas pour ne pas trébucher. Je m’en veux d’être si gauche, ce n’est pas du tout moi. Seulement, le poids écrasant de leur attention ne m’aide pas franchement à me détendre.
Une fois assise, je me permets le luxe de respirer alors qu’au même moment, Théo se penche discrètement vers moi pour me demander si ça va. Touchée par sa prévenance, je hoche la tête d’un geste machinal pour confirmer, m’autorisant enfin à étudier mon environnement.
Dans un premier temps, je constate que Léandre s’est placé en face de moi, à côté de sa mère, elle-même assise à la gauche de Térence qui préside évidemment la table. Curieusement, je découvre qu’hormis monsieur le comte, plus personne ne me prête désormais de l’intérêt.
Sentant à nouveau ses yeux durs et incisifs sur mon profil (cette fois, je n’invente pas !) mon cœur se met inexplicablement à tambouriner contre ma cage thoracique. Les mains moites, je me tortille sur mon siège, priant secrètement le Dieu des causes perdues pour que le supplice se termine au plus vite.
Indisposée par le sentiment déplaisant d’être sur le grill, je tourne finalement la tête dans sa direction pour l’affronter une bonne fois pour toute avant de réaliser, troublée, que contrairement à tout à l’heure, il m’analyse sans détour, le visage légèrement incliné et l’expression totalement impénétrable. Pourtant, malgré son impassibilité excessive, je peux voir à la façon dont ses paupières se plissent qu’il a sans aucun doute saisi la situation entre son frère et moi.
Il a compris et il n’approuve pas.
Sans déconner.
Au bout d’un moment, sa sœur lui pose une question et à mon plus grand soulagement, il détourne enfin la tête pour lui répondre, me délivrant ainsi de son emprise. La gorge nouée, j’exhale un soupir tendu, libérant un peu ma poitrine de la nervosité qui l’agite.
Alors que les conversations reprennent peu à peu, je remarque que le couvert a été dressé à la française, chaque élément ayant une place bien précise. Fourchettes à gauche, couteaux et cuillères à droite, pointes vers la nappe, lames vers l’assiette, tous disposés selon leur ordre d’utilisation.
Me sentant un peu comme Vivian Ward dans Pretty Woman, j’attrape machinalement la cuillère à potage en argent sous ma main pour la plonger dans le petit bol de gazpacho qui trône au centre d’une assiette en porcelaine de Limoges.
Raide sur mon siège, l’appétit complètement coupé, je me force toutefois à avaler une cuillerée de soupe andalouse pour m’occuper les mains. Agréablement surprise par la fraicheur du concombre et de la tomate, j’en prends une seconde, attentive à tout ce qui se dit autour de moi.
Relatant une anecdote amusante à propos de l’un de ses fils, Octavie fait rire Théo qui, ravi de l’effronterie de son neveu, réagit en disant :
— Il me rappelle son père au même âge ! D’ailleurs, en parlant d’Aloys, il n’a prévu de venir cet été, si ?
— Normalement si mais tu sais comment il est… difficile pour lui de décrocher de ses précieux dossiers.
La conversation dérive finalement sur autre chose et en bon voisin de table, Théo à l’élégance de m'apprendre qu’Aloys de Papincourt n’est autre que l’ami d’enfance de Térence mais également le mari de leur sœur. Un brillant avocat d’affaires parisien, très sympa mais rarement présent au château.
De l’autre côté, Léandre discute vivement avec sa mère qui, entre chaque phrase échangée, avale une longue gorgée de vin. Stupéfaite par la rapidité de sa descente, je m’attarde un instant sur le discret mais néanmoins reconnaissable tremblement de ses mains. Tremblement que je reconnaitrais entre mille pour l’avoir trop souvent vu chez l’un de mes oncles du côté de mon père, très porté sur la bouteille. Perturbée par ce nouvel élément auquel je ne m’attendais pas, je me demande si ses enfants sont au courant de ce petit… travers.
— Cela s’est plutôt bien passé, mais on verra les résultats, lui assure Léni à propos de ses examens de fin d’année.
Manifestement satisfaite, elle pose une main toujours tremblotante sur la sienne avec une affection maternelle tout en retenue avant de lever ses yeux pour croiser les miens. Encore une fois, bien que son regard soit un peu vitreux, un sourire fleurit sur ses lèvres et d’une voix étonnement posée, elle m’interpelle :
— Et vous, mademoiselle… ?
Comprenant son désir tacite de connaitre mon prénom, je m’empresse de lui répondre avec obligeance :
— Aragon. Elsa Aragon.
Son sourire s’approfondit, illuminant son visage gracieux.
— Elsa, répète-t-elle pour se l’approprier. Que faites-vous dans la vie, Elsa ?
Je m’essuie les coins de la bouche avec ma serviette en tissu brodé avant de me racler la gorge.
— Je suis étudiante en deuxième cycle à l’école du Louvre.
Ses sourcils se courbent en signe d'ébahissement, m’observant attentivement par-dessus le bord de son verre.
— Vraiment ? C’est merveilleux ! Quelle est votre spécialité ?
— Pour le moment, l’enseignement est assez général et se concentre surtout sur l’histoire de l’art et la muséologie, mais je vise une préparation au concours de conservateur du patrimoine.
Cette fois, je constate qu’autour de la table, tout le monde écoute notre conversation, me donnant alors de nouveau l’impression d’être un organisme invisible à l’œil nu sous la loupe d’un microscope. Seigneur, je ne sais pas si je m’y ferai un jour. Plutôt ironique pour quelqu’un dont le corps nu est examiné et dessiné avec minutie par de parfaits inconnus. Je suis même étonnée de réussir à aligner des phrases cohérentes sans bafouiller comme une imbécile.
— Et cela vous plait ?
J’acquiesce doucement.
— Je ne me verrais pas faire autre chose, Madame.
Un petit rire de gorge, un peu pâteux lui échappe malencontreusement, signe manifeste de son enivrement.
— Je vous en prie, appelez-moi Adélaïde, rétorque-t-elle avec une familiarité qui lui est, j’en suis sûre, peu coutumière, avant de vider le contenu de son verre en une seule et longue gorgée.
Wow… ok.
À l’autre bout de la table, Térence la dévisage, atterré.
— Maman ! la réprimande-t-il de sa voix grave et péremptoire comme il pourrait le faire avec une petite fille.
Au même moment, deux domestiques entrent dans la pièce pour nous débarrasser et Léandre en profite pour me jeter un regard rassurant qui en réalité, ne me rassure pas du tout.
Dans quel cirque suis-je tombée ?
— Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri ? s’exclame-t-elle en se tournant vivement vers lui. Tu ne trouves pas formidable que ton frère fréquente une si jolie fille ? Et saine d’esprit qui plus est ! Cela change… pour une fois.
Saine d’esprit ? Je ne comprends pas.
En face, Léni me fait signe de ne pas y prêter attention mais je ne peux m’empêcher de trouver la réflexion étrange. C’est bien la première fois que l’on me qualifie en de tels termes.
— Ce que je trouverais formidable, Maman, riposte Térence plus autoritaire que jamais, c’est que pour une fois, vous cessiez d’être ivre avant midi.
Le reproche pourfend l’air avec la même violence qu’un soufflet et confirme mes doutes. Frappée par la dureté de ses mots, ma mâchoire se décroche aussi discrètement que celle du Loup de Tex Avery, tandis que, heurtée par une vérité qui visiblement la dépasse, Adélaïde pose une main sur sa poitrine, à deux doigts de défaillir.
— Ne me parle pas sur ton, Térence, se plaint-elle au bord des larmes, ton père ne l’aurait jamais permis.
Eh bah mazette ! Dire que je complexais bêtement avec ma famille de barjots…
— En même temps, il ne permettait pas grand-chose…, ironise Théodore à côté de moi mais personne ne semble l’avoir entendu.
Je lui jette un coup d’œil, surprise de découvrir qu’il suit l’échange avec un certain détachement. Pour lui, tout ça semble n’être qu’une mauvaise pièce de boulevard, un vaudeville de Labiche[1] tout juste digne de son intérêt. En me voyant le regarder, il se penche vers moi et murmure :
— Bienvenue au château, Elsa.
Je lui rends son sourire narquois tandis que Léandre et Octavie tentent de calmer leur mère, désormais debout. Ne voulant assurément rien entendre, elle finit par jeter sa serviette sur la table dans un élan mélodramatique, renversant au passage la salière en cristal, avant de sortir de la pièce, furieuse. Alors que leur sœur reprend finalement sa place à côté de Térence, Léandre exhale un « putain », la mine préoccupée et les mains calées sur les hanches.
— Toujours un plaisir ces dîners de famille…
La raillerie de Théo tombe à plat alors que mon amoureux pivote brusquement vers le maître de maison.
— C’était quoi ça ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu sais très bien qu’elle est fragile depuis la mort de Papa.
Je comprends sans mal que par « fragile », il entend « alcoolique » et quelque part, ça m’attriste. Existe-t-il dans ce monde des parents exempts de vices destructeurs ? Des familles qui ne sont pas dysfonctionnelles ? J’imagine à quel point il doit être dur pour lui d’assister à tout ça, de voir sa mère s’enfoncer peu à peu dans une situation qu’elle ne maitrise plus. Aucun enfant, peu importe son âge, ne devrait avoir à subir ce genre de choses et je parle en connaissance de cause. Comme quoi, peu importe qui l’on est et d’où l’on vient, personne n’est jamais à l’abris.
En réaction, Térence ferme les yeux une demi-seconde puis se masse l’arête du nez et à cet instant précis, il semble bel et bien porter le poids du monde sur ses épaules. Quand il les rouvre, il foudroie son frère du regard et malgré son apparente froideur, il est évident qu’il lutte de toutes ses forces pour garder le contrôle de lui-même.
— Assieds-toi, Léandre et finis ta soupe.
L’arrogance éhontée de sa réplique cinglante soutire au plus jeune une grimace et fait passer son agacement au stade de la colère. S’il y a bien une chose que mon petit-ami déteste, c’est qu’on le traite comme un enfant et là, Térence a mis dans le mille.
« Finis ta soupe… », non mais j’hallucine !
— Attends, tu n’es pas sérieux ?
Oh si, il est !
À vrai dire, je n’ai jamais rien vu de plus sérieux de toute ma vie. Cette manie si despotique qu’il a de décider pour tout le monde… c’est effrayant.
— Léni, chéri, s’il te plait, assieds-toi, intercède sa sœur avec une diplomatie toute maternelle.
Frustré de ne pas pouvoir exprimer son amertume, un muscle se contracte dans sa mâchoire alors qu’un duel de regards hostiles s’installe entre les deux frères. Cependant, après quelques secondes durant lesquelles le temps semble suspendre sa course, Léandre finit par battre en retraite et après avoir poussé un long soupir résigné, il obéit.
Jésus, Marie, Joseph ! Vais-je réussir à terminer ce repas sans mourir d’une syncope ? That is the question.
Un silence morne, pesant, flotte à présent entre nous et alors qu’Ernest apporte le plat principal, le téléphone de Térence se met soudainement à sonner. L’extirpant avec adresse de la poche intérieure de son veston, il le porte à son oreille sans vérifier l’identité du correspondant et après une minute passée à l’écouter, il répond un bref : « Ok, j’arrive », puis raccroche.
— Si vous voulez bien m’excuser…, lâche-t-il en se levant de son fauteuil tout en reboutonnant le premier bouton de sa veste en tweed.
Puis, sans demander l’aval de ses frères et sœur, il quitte la salle à manger comme un courant d’air, libérant ainsi l’espace de toute la tension qui s’y était accumulée. Fort heureusement, le reste du dîner est expédié rapidement avant qu’Octavie ne prenne congé, épuisée de sa journée et que Théodore ne disparaisse dans les entrailles du château.
Dorénavant seuls, toujours assis l’un en face de l’autre, je fixe Léandre, sonnée. Il m’avait pourtant prévenue… mais je dois admettre que je ne m’attendais pas du tout à ça. Son frère aîné, sa mère… voilà qui fait beaucoup à digérer pour un premier jour.
Avachi sur sa chaise, le pauvre à l’air complètement abattu.
— Je suis désolé, souffle-t-il d’une voix fêlée qui me serre le cœur.
Lentement, il finit par redresser la tête et nos yeux se croisent enfin. D’emblée, je lis dans la fragilité de ses prunelles, tout l’embarras et l’incertitude qui le ravage de l’intérieur et ça me fait vraiment de la peine. Je ne sais que trop bien ce qu’il en est d’avoir une famille compliquée, une figure maternelle qui part à la dérive et des problèmes par-dessus la tête.
S’il savait…
— Ne le sois pas. Tu n’es pas responsable des débordements de ta mère ou de la grossièreté de ton frère.
Ne pouvant plus supporter la distance qui nous sépare, je me lève pour le rejoindre, contourne la grande table et une fois à son niveau, je m’accroupis entre ses jambes, les mains posées sur ses cuisses.
— Ils n’ont pas toujours été comme ça, se justifie-t-il alors qu’il n’en a nullement besoin. Depuis la mort de mon père, les cartes de nos vies ont été redistribuées et tout le monde peine encore à trouver sa place. Térence était assez insouciant avant tout ça. Plus jeune, il voyageait énormément et avait toujours des tas de trucs incroyables à nous raconter. Je me souviens qu’enfants, Théo et moi rêvions de lui ressembler. On l’admirait et on voulait être comme lui, fort, libre, indépendant… Tout a changé quand il a pris la place de mon père. J’avoue qu’aujourd’hui, j’ai du mal à reconnaître mon frère quand je regarde le type qu’il est devenu. Merde, je ne sais même pas quand je l’ai vu vraiment rire pour la dernière fois.
Ses doigts se mêlent aux miens et je les porte à mes lèvres pour embrasser ses articulations.
— J’imagine qu’hériter d’un truc pareil alors qu’on a toujours été libre de ses faits et gestes ne doit pas être facile.
— C’est sûr, mais il n’y a pas que ça.
Ma curiosité piquée à vif, j’attends qu’il développe sa pensée mais malheureusement, il embraye directement sur autre chose.
— Quant à Maman, elle a toujours été un peu fragile, même si j’ai l’impression que c’est de pire en pire. Mon père était loin d’être un homme facile et quoi qu’elle en dise, elle était complètement sous sa coupe. Il représentait l’idée que tu peux te faire d’un véritable patriarche. Impressionnant, intransigeant, peu enclin à la moindre fantaisie. Avec sa famille en tout cas. Il nous menait tous à la baguette et ce n’est pas juste une façon de parler. Tout tournait autour de lui, de ce château, de l’héritage familial auquel nous devions respect, allégeance et abnégation. Et même si ce n’était pas toujours rose, il nous maintenait unis, soudés et sa mort a tout remis en cause. Maman s’est mise à boire, Théo s’est engagé dans l’armée pour fuir je ne sais quoi et Téri… Téri est devenu comme lui.
Tu parles d’un truc réjouissant.
— Et toi ? Tu n’as pas l’air de t’en être trop mal sorti ?
Il hausse les épaules, désabusé.
— Moi je suis le plus jeune et mes frères et sœur ont tout fait pour me préserver au maximum. Puis, j’ai eu la chance de monter à Paris après le bac, de voir autre chose, d’échapper à toute cette merde et c’est un peu pareil pour ma sœur. Elle s’est mariée assez jeune avec Aloys et n’était plus vraiment là pour assister au naufrage de la famille. Tout ça pour dire que je m’en veux de t’avoir embarquée dans cette guerre de tranchée alors que l’idée de base était de venir ici pour s’amuser.
La comparaison me fait rire alors que je me relève sur mes pieds, toujours entre ses jambes.
— N’exagère pas, ce n’est pas Verdun non plus et puis j’ai la peau dure.
— Je ne sais pas, honnêtement, je me demande si c’était finalement une bonne idée de venir ici.
Son incertitude fait sitôt germer une angoisse incoercible à l’intérieur de moi à l’éventualité de faire demi-tour, de rentrer à Paris là où László m’attend de pied ferme, probablement armé jusqu’aux dents.
— Léni, ça va aller, tenté-je de le rassurer un peu égoïstement, moi-même à moitié persuadée. On vient tout juste d’arriver, on a encore le temps de profiter. Et puis, à moins que tous les dîners de l’été ressemblent à celui-là, on devrait pouvoir s’en sortir, tu ne crois pas ? Le principal, c’est que l’on soit ensemble.
Manifestement convaincu, il m’adresse un sourire adorable.
— C’est vrai, tu as raison.
Tenant son visage en coupe, je me penche et dépose un petit baiser sur ses lèvres.
— Au fait, je ne veux pas t’alarmer mais je crains qu’ils aient tous deviné pour nous deux.
De l’arrière de mes cuisses, ses paumes remontent lentement pour se glisser sous les coutures de mon short, juste sous le galbe de mes fesses.
— Tous ? Peut-être pas mais Térence, c’est certain.
Je respire profondément en repensant à la manière dont ce dernier m’a étudiée, à la façon si particulière qu’il a eu de m’épingler du regard comme un entomologiste le ferait avec un insecte. Décontenancée, je secoue imperceptiblement la tête pour le chasser de mon esprit.
— Il n’avait pas l’air ravi.
Léandre soupire.
— J’adore mon frère, mais il y a bien longtemps que plus rien ne le ravi sur cette terre. Ne t’en fais pas, je n’ai pas besoin de son consentement. De toute façon, cela ne change rien. Qu’il sache ou pas, on continue à faire profil bas.
J’esquisse un rictus hilare.
— Dit-il alors qu’il est en train de lui peloter les fesses…
Il fait jouer ses sourcils, un petit sourire coquin sur le coin de la bouche alors que son majeur dérape dangereusement sous le tissu de ma culotte. Je gémis, électrisée par la douceur et la précision de son geste.
— « Je te jure, Téri, ce n’est pas du tout ce que tu crois… », imite-t-il alors d’un ton ridiculeusement geignard et je m’esclaffe de bon cœur en basculant la tête en arrière.
Au bout d’un court moment à me regarder rire, il redevient sérieux et après plusieurs secondes supplémentaires à m’observer avec force, je le sens prendre une profonde inspiration avant de murmurer d’une voix rauque :
— Tu es si belle, Milo, c’est fou.
Surprise par ce compliment inattendu, je détourne les yeux, les joues soudain brûlantes.
— Allez viens, je vais te faire visiter, change-t-il finalement de sujet.
D’une impulsion, il se redresse, faisant déraper bruyamment la chaise derrière lui et me tend sa main. Je l’attrape sans hésiter et me laisse guider en dehors de la pièce, profondément soulagée de laisser derrière moi le champ de bataille de cet horrible dîner.
[1]. Eugène Labiche, dramaturge français (1815-1888)
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