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NNDJ - Chapitre 6

« Dans les épreuves cruciales, la cigarette nous est d’une aide plus efficace que les évangiles. »


Alexis Léger


Les épaules calées contre le dossier d’un joli banc en pierre, je ferme les yeux pour savourer les rayons du soleil sur ma peau. Bien qu’il soit déjà midi, la chaleur de ce milieu de journée est encore supportable avant qu’elle ne devienne trop étouffante pour s’exposer.


Bercée par le chant des oiseaux, mes boucles virevoltant sous la brise estivale, je respire profondément, heureuse de profiter ce petit moment de plénitude, seule et au calme, après deux jours passés à m’activer dans tous les sens.

Enthousiaste à l’idée de me faire découvrir la région de son enfance, Léandre n’a pas attendu longtemps avant de me concocter un programme serré de visites touristiques et de balades à vélo. Nous n’avons pratiquement pas arrêté depuis notre arrivée et les muscles de mes jambes se souviennent encore des vingt-quatre kilomètres parcourus hier à travers la forêt.


Un cri de protestation me fait relever légèrement la tête. Depuis qu’ils sont revenus de la traditionnelle messe dominicale, Théo et Léni se sont motivés pour disputer une partie de badminton sur la grande pelouse derrière le château. Tous les deux très compétiteurs, cela fait vingt minutes qu’ils s’envoient le volant, riant à gorge déployée lorsque l’un des deux rate sa cible ou balance ce dernier dans les buissons.


Amusée, j’observe un instant le tableau, un peu envieuse de cette complicité fraternelle qui me manque tant. D’après ce que j’ai compris, une bonne dizaine d’années sépare Octavie de Théodore et avec seulement quatre ans d’écart, les deux derniers ont naturellement développé un lien plus fort qu’avec leurs aînés.


— Bonjour !


Une voix féminine m’interrompt dans ma contemplation. Surprise, je pousse un petit cri ridicule en me redressant, la main sur la poitrine. Aveuglée par le soleil, je porte mes doigts en visière au-dessus de mon arcade sourcilière pour découvrir Octavie, accompagnée d’un adorable petit garçon en culotte courte ainsi que du même chien qui suivait Térence la dernière fois.


— Oh, salut ! bafouillé-je, en réajustant aussitôt le tissu de ma jupe fluide sur mes cuisses nues.


— Désolée, je ne voulais pas te faire peur, rigole-t-elle avec sympathie. Je peux m’asseoir à coté de toi ?


Surprise par sa bonhomie, il me faut un seconde pour réagir.

— Euh… oui, bien sûr, après tout c’est plus ton banc que le mien.


D’un mouvement de hanches, je me décale pour lui faire de la place.


— Plutôt celui de Térence en réalité, répond-t-elle. Tu lui as demandé la permission de t’asseoir ?


Ses mots tombent comme une chape de plomb dans mon estomac. Décontenancée, je sens ma bouche s’entrouvrir sous le coup de la surprise tandis qu’elle me scrute sans la moindre étincelle d’amusement dans le regard.


— Je… euh…


Ses lèvres finissent par se retrousser dans un demi-sourire avant qu’elle n’éclate d’un rire joyeux.


— Mon Dieu, je plaisante ! Tu verrais ta tête !


Soulagée, je laisse échapper un petit rire tremblant, encore secouée par l’éventualité d’avoir commis un horrible impair.


Foutue étiquette de malheur !


— En tout cas, je vois que la réputation catastrophique de mon frère est toujours au beau fixe !


Cette fois, je rigole franchement.


— Ce n’est pas moi qui l’ai dit.


Elle glousse et finit par s’installer à mes côtés, hissant son fils sur ses genoux, tandis que le beau labrador noir s’affale à ses pieds. Sage comme une image, le petit se laisse faire tout en m’observant avec curiosité.


— Je réalise que l’on n’a finalement pas été présentées officiellement. Je suis Octavie.


Elle me tend sa main libre et je l’attrape pour la serrer, agréablement surprise par ce revirement de situation. Si je m’attendais à ça… Aussi étonnant que cela soit, j’ai l’impression de faire la connaissance d’une fille totalement différente de la pimbêche que j’ai aperçue vendredi soir. Avenante, amicale et enthousiaste, elle a l’air plutôt cool, finalement.


— Elsa.


— Comment te sens tu, Elsa ? Tu survis au milieu de toute cette jungle ?


Amusée par son choix de vocabulaire, je décide d’être honnête, après tout elle m’a l’air de bonne foi.


— J’essaye…


Elle m’adresse un sourire compatissant.


— Ne t’en fais pas, tu te débrouilles comme un chef. D’ailleurs, je tenais également à te présenter nos excuses pour le fiasco de vendredi soir. Quelle affreuse image tu dois avoir de nous ! Je t’assure, qu’habituellement, nous sommes de bien meilleurs hôtes que ça.

Touchée par ses excuses auxquelles je ne m’attendais absolument pas, je balaye ses remords d’un geste de la main.


— Ça va, ça arrive même aux meilleurs. Je ne sais plus qui disait qu’une famille qui crie est une famille unie.[1]


— Alors nous devons être sacrément unis ! plaisante-t-elle en caressant tendrement les boucles brunes de son petit garçon qui me regarde avec intérêt.


Attendrie par sa bouille toute ronde, je lui souris avant de lui demander :

— Et toi petit homme, comment t’appelles-tu ?


Son petit nez se plisse lorsqu’il me répond, maladroit :

— Gon’vague.


Octavie rigole et rectifie :


— Gonzague, il s’appelle Gonzague mais il ne maitrise pas encore parfaitement sa prononciation.


Curieuse d’en savoir plus, je lui demande :


— Et quel âge as-tu, Gonzague ?

— Trois ans !


Tout fier, il m’adresse un sourire éclatant, dévoilant deux rangées de petites dents adorables. J’adore les enfants. Leur odeur de bébé, leur spontanéité, leur insouciance. Lorsque j’étais encore au lycée, je gardais souvent les deux petits garçons de ma voisine. Deux fois par semaine, je passais les chercher après l’école et m’occupais d’eux jusqu’au coucher. J’y prenais beaucoup de plaisir.

— Waouh, mais tu es grand ! Et ce beau chien, c’est le tien ? Comment s’appelle-t-il ?


Il répond à ma première question en secouant la tête puis ajoute :


— Son nom, c’est Néron[2].


Quel drôle de choix pour un chien qui a l’air doux comme un agneau…


— C’est mon petit dernier et c’est le chien de Térence, explique sa mère alors que le petit saute de ses genoux pour me faire face, peu farouche.


Ah. Bien sûr. Je comprends mieux le choix du prénom.


Désireuse de me mettre à sa hauteur pour lui parler, je me penche vers lui, les coudes appuyés sur mes genoux.

— Oh, alors tu as la chance d’avoir des frères et sœurs ?


Il confirme.


— Oui, un frère et deux sœurs !

— Avant lui, il y a Bertille, cinq ans, Enguerrand, huit ans et Hermine qui aura douze ans en septembre, précise Octavie d’une voix douce.


— Quelle chance tu as !


Impénitent, il hausse une épaule.

— Oui, je les aime bien.


Sa réponse spontanée nous fait rire.


— Et toi ? m’interroge-t-il en s’approchant, désormais apprivoisé.


— Moi je suis fille unique.


Le petit carré de peau entre ses deux minuscules sourcils se fronce, perplexe.


— Ça veut dire quoi « unique » ?


— Ça veut dire que je suis toute seule, je n’ai pas de frère ni de sœur.


— C’est triste. Ils sont drôles tes cheveux !


— Gonzague !


— C’est bon, la rassuré-je en souriant, j’ai l’habitude.


Au même moment, un petit papillon blanc lui passe sous le nez et fasciné, il le suit des yeux, se désintéressant illico presto de notre conversation.


— Maman, regarde !


Déjà loin, le lépidoptère virevolte au gré du vent tandis que Gonzague, excité par ce nouveau jeu, lui court après dans l’espoir de l’attraper.


— Pas de petits cousins pour jouer avec lui ? questionné-je sa mère en reprenant ma place.


— Non, pour le moment, je suis la seule à avoir pondu.

Encore une fois, son autodérision me fait rire. Térence n’a donc pas d’enfants… intéressant. Pour une raison que je ne saurais expliquer – peut-être parce qu’il est l’aîné – je l’imaginais marié et père d’une pléthore d’héritiers. Il faut admettre qu’il n’est plus tout jeune et à cet âge, les hommes de ce genre de famille ont généralement déjà assuré leur descendance.

Alors pourquoi ? N’a-t-il jamais réussi à trouver la candidate idéale ? L’éventualité est peu probable. Est-il physiquement incapable d’avoir des enfants ? C’est possible. Est-il divorcé ? Veuf ? Des dizaines de questions et de spéculations tourbillonnent dans mon esprit.


La curiosité est un très vilain défaut, Elsa.


Du reste, je ne sais même pas pourquoi il m’intéresse autant. Qu’est-ce que cela peut bien me faire qu’il soit marié, veuf ou en trouple ? Rien de ce qui le concerne ne devrait valoir le détour.


— Non, chéri !


Octavie se lève précipitamment lorsque son fils trébuche dans l’herbe, tombant à plat ventre, face contre terre.


— Excuse-moi, me lance-t-elle alors qu’elle est déjà en route pour le rejoindre.


J’acquiesce d’un petit geste du menton, me rencognant contre le banc pour poursuivre ma petite séance de bronzette sous l’œil somnolent de Néron qui n’a pas bougé depuis tout à l’heure. Seulement, alors que je suis en train de baisser les fines bretelles de ma robe pour dégager mes épaules nues, une ombre s’avance au-dessus de moi, me cachant tout à coup intégralement du soleil.


Prise au dépourvu, je lève les yeux, un peu éblouie et lorsque ma vision se fait plus nette et que je découvre l’identité de la personne qui me surplombe, mon cœur manque un battement.


Térence.


Hypnotisée par les contours impressionnants de sa silhouette athlétique, je le dévisage un court instant, totalement immobile, respirant à peine et ne m’autorisant qu’un bref battement de cils pour toute réaction.


Vêtu d’un pantalon en toile bleu marine et d’une chemise d’un rose très pâle dont les manches ont été relevées sur ses avant-bras, je découvre avec hébétude à quel point il est grand. Bien plus que ses frères.


Reprenant peu à peu mes esprits, je réalise également que c’est la première fois depuis mon arrivée que je le vois de si près et je dois avouer – en toute objectivité – que pour un homme de plus de quarante ans, il est encore très bien conservé.


Léandre avait dit vrai, son physique n’a rien à voir avec celui des deux autres. Non, à la différence de ses frères, le sien est plus sombre, plus intense, inquiétant. Le reflet parfait de sa personnalité si… impénétrable.


Encadrant un visage ciselé d’une beauté particulièrement virile, ses cheveux épais, d’un noir d’encre font ressortir, de façon tout à fait remarquable, le bleu absolu de ses prunelles. Impossible de ne pas être intimidée par une telle profondeur. Je me rappelle alors sans mal combien il est difficile de soutenir un tel regard quand ce dernier vous jette son dévolu.


En toute franchise, je suis un peu étonnée de le voir ici car depuis que nous sommes arrivés au château, il est aux abonnés absents et hormis une ou deux brèves apparitions durant lesquelles il n’a fait que passer en coup de vent, personne ne l’a vu.


Méfiante, je le fixe, attendant qu’il dise ou fasse quelque chose qui justifierait sa présence à mes côtés. Une longue seconde passe durant laquelle il me toise d’un air étrange et je plisse le front, déroutée.


Qu’est-ce que tu veux, mon vieux ? Crache-le morceau qu’on en finisse !

— Vous devriez mettre de la crème, lâche-t-il abruptement d’une voix aussi enveloppante qu’implacable. Vous allez vous brûler la peau.

Sous le choc, je reste une seconde, ou peut-être plus, à le regarder, bouche bée, totalement interdite. Est-ce que monsieur le comte essayerait d’être… prévenant ? Non, je fabule. Il doit seulement vouloir éviter que je finisse à l’hosto pour ne pas avoir à engager sa responsabilité civile. C’est bien son genre. Il ne se soucie pas de moi, il se soucie de son portefeuille et de sa réputation.


Une riposte bien sentie me traverse l’esprit, or avant que je puisse réagir et lui répondre, il fait claquer doucement ses doigts pour appeler son chien, tourne les talons et disparait pour rejoindre ses frères, quelques mètres plus bas.


Euh… ok.


Encore perturbée par ce moment très bizarre, je le regarde dévaler la pelouse d’une démarche féline et assurée, suivi de près par son fidèle acolyte. Une fois à hauteur de ses frères, je distingue une nouvelle fois leur différences. À côté des deux autres, il fait tâche. Alors que Théo et Léni sont le reflet d’une jeunesse crâne et frivole, lui est trop solennel, trop taciturne, trop impérieux.


Quel étrange personnage.


Je les vois discuter un moment, manifestement détendus, avant que Térence ne reparte vers le château, laissant ses frères continuer leur partie.


Un bon moment plus tard, alors que je suis assoupie, les lèvres de Léandre sur mon épaule me tirent de ma petite sieste improvisée et lorsque j’ouvre les paupières, je le surprends à me contempler avec une tendresse si expansive qu’elle fait battre mon cœur un peu plus vite


— Qu’est-ce qui se passe ? articulé-je, la bouche un peu pâteuse. Tout va bien ?


Je m’étire comme une chatte, déliant les muscles de mon dos avant de grimacer en sentant à quel point mes épaules et mes joues sont bouillantes. « Vous devriez mettre de la crème, vous allez vous brûler la peau… », les mots de Térence me reviennent en tête et je sens mon visage s’échauffer davantage, un peu honteuse, en constatant qu’il avait peut-être raison.


— Tout va bien, je suis amoureux, c’est tout.


Une nuée de papillons me chatouille le ventre et je lui souris, affectée par ses mots doux. Au même moment, le gong sonnant l’appel du repas retentit depuis la maison et je réalise que je meurs de faim.


— Allez viens, dit-il en attrapant ma main, allons déjeuner.


****


01:54.


Je repose mon téléphone sur ma table de nuit, épuisée de ne pas réussir à m’endormir. Ça fait des semaines que ça dure, des nuits que mon sommeil est en dent de scie. Je suis exténuée. Exténuée de ne pas réussir à me détendre, à faire le vide et à faire taire mon maudit cerveau qui pense trop.


Bien entendu, je ne suis pas naïve, je sais parfaitement quelle en est la cause. Depuis que j’ai contracté ce prêt de malheur auprès de László, je n’arrive plus à fermer l’œil. Comme si l’anxiété qui me tourmente constamment n’était pas déjà une contrepartie suffisante…


Merci du cadeau, mais je m’en serai bien passé.


Impossible de sombrer dans les bras de Morphée quand tous les scenarii possibles et imaginables vous traversent l’esprit. Quand l’éventualité de finir découpée en petits morceaux dans un caniveau ou vendue comme esclave sexuelle ne fait que vous obséder. Sur le moment, sauver la maison de mon enfance me paraissait vital. Aujourd’hui ? Plus tellement.


Submergée par un tas d’images morbides, je fixe une minute de plus le magnifique plafond tant-plein-que-vide[3] avant de me redresser avec hargne, de remplumer mon oreiller et de m’adosser contre la tête de mon lit à la polonaise tout en poussant un long soupir qui soulage un peu la pression sous mes côtes. Soudain, ma vision se brouille et les larmes me montent aux yeux.


Non, non, non, Elsa, n’y pense pas, n’y pense pas, n’y pense pas…


Je me sens vide, démunie et désespérée. J’ai la sensation que mon cœur est trop petit pour y loger toutes mes émotions et en même temps, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Si je suis dans cette situation, c’est uniquement de ma faute. Je pourrais blâmer mon père de m’avoir abandonné ou ma mère d’être totalement inutile, mais au final, c’est moi qui ai pris la décision de pactiser avec le diable.


Moi et moi seule.


Bouleversée, je reste un instant sans bouger, prostrée contre mes oreillers. Après un long moment, je finis cependant par retrouver un semblant de calme. Respirant lentement, profondément, je me reconnecte peu à peu avec ce qui m’entoure.


Concentre-toi, songe à autre chose…


À travers la fenêtre ouverte, les rayons opalins de la lune éclairent la pièce comme en plein jour. Cette fois, contrairement aux deux dernières nuits, Léandre a préféré que nous dormions chacun dans notre chambre, « histoire de brouiller les pistes ». Je ricane à voix haute en y repensant. Malheureusement, je crains qu’il n’y ait plus aucune piste à brouiller, mais s’il veut se rassurer, grand bien lui fasse…


Mon regard se pose finalement sur le portrait de Diane de Poitiers accroché au-dessus de la vieille cheminée en pierre. Quand je pense que la favorite d’Henri II a dormi ici, une seule et unique nuit, cela me donne le tournis. D’après Léandre, elle aurait fait halte à Savigny par une soirée de tempête avant de rejoindre son très cher Chenonceau[4].


Surnommée la « plus que reine », elle était réputée pour sa très grande beauté et avait, disait-on, le secret de la jeunesse éternelle. Il s’avère en fait, que Diane buvait tous les jours de l’or soluble et ce qu’elle pensait être un élixir de longue vie, l’empoisonnait en réalité à petit feu. Elle en mourut ironiquement à l’âge de soixante-six ans.


Toujours est-il qu’elle exerçait sur le roi une véritable fascination alors qu’elle avait presque vingt ans de plus que lui. Une vraie cougar du 16ème siècle !


Légèrement plus calme, je réalise alors que mes divagations historiques m’ont permis de me recentrer et d’éclaircir mon esprit. Mourant néanmoins de chaud, j’envoie valser les draps au pied du lit, la peau moite et la gorge sèche, trop à l’étroit dans ma propre peau.


J’ai besoin d’une clope, besoin de respirer, on étouffe ici.


Résolue, je sors du lit et enfile rapidement ma paire de baskets sans prendre le temps de défaire mes lacets. D’un geste prompt, j’attrape mon paquet de cigarettes sur le guéridon avant de jeter un bref regard sur mon petit pyjama composé d’un débardeur en coton et d’un short assorti. Honnêtement, si je n’avais pas autant la flemme, il faudrait que j’enfile un truc plus décent mais :


Petit 1 : je ne vois pas quoi, vu la température caniculaire.


Petit 2 : compte tenu de l’heure plus que tardive, il est très peu probable que je croise quelqu’un sur ma route.


Tant pis, qui vivra, verra. J’ai beaucoup trop besoin de ma dose de nicotine, même si pour ce faire, il me faut traverser les couloirs déserts et sombres d’un château de plus de cinq cents ans, sans culotte et sans soutien-gorge (on ne change pas une équipe qui gagne !).


Après avoir discrètement refermé la porte de ma chambre derrière moi, je me dépêche de descendre au rez-de-chaussée pour rejoindre la terrasse côté Sud. Sur mon chemin, après avoir failli foncer dans l’une des armures des Templiers exposées le long du couloir, j’essaye du mieux que je peux de me faire la plus discrète possible, ce qui n’est pas chose aisée quand le moindre de vos pas fait craquer le parquet vieux de deux siècles.


Sur les murs, l’ombre menaçante des massacres de cerfs et de sangliers s’étirent sur les murs adverses alors que plusieurs portraits d’ancêtres en tenue d’apparat me suivent du regard d’un air aussi désapprobateur que celui du maître de maison. Peu rassurée, je presse le pas, impatiente d’atteindre ma destination.


Comme prévu, je ne croise la route de personne, hormis peut-être quelques souris hardies en quête d’un casse-croûte vespéral. Une fois devant la porte vitrée qui mène à la terrasse, je réalise que cette dernière est probablement fermée à clé. Nous sommes peut-être au milieu de nulle part, mais il y a des limites à l’insouciance et connaissant désormais un tant soit peu le caractère tatillon d’Ernest, il me parait improbable qu’il ait oublié de la verrouiller. De fait, en tentant d’actionner la poignée, mes doutes se confirment.


Ne m’avouant pas vaincue, je réfléchis rapidement à un plan B. Tournant sur moi-même, je balaye la pièce du regard avant de repérer un petit objet métallique en haut à droite de l’encadrement de la porte. Curieuse, je m’approche, avant de découvrir une petite clé ancienne pendue à un crochet.


Bingo !


Sans attendre, je me hisse sur la pointe des pieds pour la décrocher et l’insère aussitôt dans la serrure. En ouvrant les doubles portes, je me fige, immédiatement soulagée par la bouffée d’air frais qui envahit mes poumons. La température doit pourtant encore avoisiner les trente degrés mais quelque chose dans l’idée d’être à l’extérieur me soulage profondément.


Lentement, je m’avance vers la balustrade sur laquelle court une vigne vierge parfaitement entretenue et m’y accoude. Le parc est si paisible à cette heure de la nuit et hormis le chant sporadique des grillons, le silence est absolu.


C’est amusant comme chaque saison possède son odeur. Celle de l’été est ma favorite. Ces parfums si particuliers d’herbes et de terre chauffées par le soleil, de poussière charriée par le vent chaud, de foin coupé et de roses entêtantes. L’été me rappelle l’Italie, ma nonna, ses baisers parfumés à l’eau de Cologne et son rire communicatif.

Nostalgique, je sors une cigarette de mon paquet et la porte à ma bouche. C’est une très mauvaise habitude que j’ai bêtement prise en montant à Paris. Je ne fume en règle générale qu’en soirée ou lorsque je suis particulièrement stressée, or en ce moment… bref, vous avez compris le topo.


Au moment d’attraper mon briquet, censé se trouver à l’intérieur, je réalise qu’il n’y est pas.


Oh non…


Je retourne le paquet dans l’espoir qu’il apparaisse comme par magie, mais je comprends très vite qu’il n’y est définitivement pas. Ennuyée, je me rappelle alors l’avoir effectivement sorti et posé sur la cheminée de ma chambre ce matin.


Résignée et peu motivée à l’idée de remonter pour aller le chercher, je soupire mélodramatiquement et lorsque je m’apprête à ranger ma cigarette, le bruit reconnaissable d’un Zippo que l’on ouvre me fait tressaillir, me stoppant net dans mon élan.


Épouvantée de constater que je n’étais en réalité pas du tout seule, je pivote légèrement la tête vers la droite, le cœur battant dans tous mes membres et la peur au ventre pour découvrir l’identité de l’importun.


À un ou deux mètres seulement, parfaitement dissimulé dans l’ombre de la tour Est, j’aperçois la silhouette massive d’un homme se détacher de la pénombre environnante. Les reins appuyés contre le parapet et les chevilles croisées l’une sur l’autre, il me fixe, sans bouger alors qu’un bon millier d’interrogations me traverse l’esprit, tourbillonnent sous mon crâne me donnant le tournis.


Qui ça peut être ? Et si c’était un rôdeur ? Un cambrioleur ? Ou pire, un des hommes de László ? Et s’ils m’avaient retrouvée ? Oh mon Dieu, pitié, non, je ne veux pas mourir, je suis bien trop jeune.


Sur le qui-vive, je déglutis, la gorge nouée, aussi pétrifiée qu’une statue de sel, ne remuant que les yeux pour tout mouvement. De l’autre côté, le type reste silencieux, mais je perçois néanmoins ses mouvements dans le noir.


Après un instant qui me parait extrêmement long, il actionne à nouveau son briquet et cette fois, une flamme orangée jaillit, nimbant enfin les contours de son visage d’une lueur dorée.


En distinguant les traits si particuliers de Térence, un sentiment de soulagement s’empare de moi, rassurée de ne pas être en présence d’un dangereux psychopathe… enfin, pour ce que j’en sais.


D’un geste lent et maîtrisé, il approche la flamme de l’extrémité de sa propre cigarette pour l’allumer avant de refermer le Zippo dans un claquement sourd et sans que je puisse l’anticiper, il me le lance à travers la terrasse. Ayant heureusement de bons réflexes, je le rattrape de justesse, savourant la fraîcheur du métal contre ma paume alors que la fumée de sa première latte s’évapore dans les airs en de jolies volutes.


— Du feu ?










[1]. Gérald Godin, écrivain Québéquois (1938-1994) [2]. Néron, empereur romain (37-68 après J.C.), célèbre pour son règne impitoyable et ses innombrables crimes. [3]. Autrement appelé « plafond à la française ». [4]. Château de Chenonceau, demeure de Diane de Poitiers.

 
 
 

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Gast
08. Aug. 2024
Mit 5 von 5 Sternen bewertet.

Super début d'histoire (comme toujours)

Mais... et la suite ? Ou alors, ça veut dire que NNDJ va être publié ?

Bravo Diane en tout ça :)

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