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NNDJ - Chapitre 1

« La pudeur est née avec l’invention du vêtement. »

Mark Twain


Fin juin, Paris


À présent cachée derrière le paravent en toile de la salle de cours, je m’empresse de remettre mes sous-vêtements en coton ainsi que ma petite robe à fleurs. De l’autre côté du tissu, la voix de Jean-Claude me parvient de manière étouffée alors que les étudiants quittent la pièce dans un vacarme sans nom.


À présent habillée, je prends un instant pour étirer les muscles endoloris de mon dos, grimaçant sous l’effet de la douleur. Je crois que c’est la séance de pose la plus longue que je n’ai jamais faite. Quatre heures à poser seins nus, sur les genoux et les bras en l’air... Je suis littéralement rompue.


Une fois ma paire de Vans enfilées, j’attrape rapidement mon sac à main et sors de ma cachette. Assis derrière son bureau, Jean-Claude pianote sur son téléphone et lorsqu’il me voit approcher, il m’adresse un petit sourire.


— Ça va ? Pas trop crevée ?


Je rigole en réajustant la bandoulière sur mon épaule.

— Je ne sens plus mes bras, mais je survivrai.


Il se marre à son tour avant d’ajouter :


— C’était parfait, comme d’habitude. D’ailleurs, je ne sais pas si tu es disponible, mais la semaine prochaine, nous commençons un nouveau sujet et j’aimerais beaucoup que cela soit toi.


Intriguée, je m’empresse de lui demander :

— Quel genre de sujet ?


— Le torse d’Adèle de Rodin.


J’hésite. La sculpture originale est magnifique. Ce corps cambré de femme qui s’offre… il n’y a pas plus sensuel. Seulement, c’est une pose assez acrobatique où le corps est entièrement nu, exposé et vulnérable. Non pas que j’ai le moindre problème avec le fait de me montrer entièrement dévêtue. Contrairement à d’autres, je n’ai que très peu de pudeur. Mon corps n’est qu’une enveloppe, un outil utile et lucratif qui me permet de payer mon loyer. Je n’en retire ni particulière fierté ni honte. Il est à moi et j’en dispose comme je l’entends.


Sans prétention aucune, je suis consciente d’avoir une jolie plastique, cochant toutes les cases du canon de beauté si cher aux artistes. Des épaules fines, des seins hauts et ronds, un ventre plutôt plat, une taille étroite, des hanches girondes et de longues jambes bien faites.


La plupart de mes camarades de classe me surnomment même Milo, en référence à la très célèbre Vénus, mais aussi – soyons honnêtes ! – au fait que je passe les trois-quarts de mon temps à poil pour payer mes études. J’ai toujours trouvé ça complètement idiot (et mégalo !) mais le surnom est resté et aujourd’hui, presque tout le monde m’appelle comme ça.


— Tu serais payée vingt de l’heure pour celui-là, ajoute-t-il pour me convaincre. Franchement, je ne vois personne d’autre pour ce job, Milo. Mes étudiants seraient déçus si ce n’était pas toi.


— Vos étudiants ou vos étudiantes ? dis-je pour plaisanter, parfaitement consciente que la dimension sexuelle n’a, en règle générale, rien à voir là-dedans.


Hormis quelques élèves de première année qui, parfois, peuvent se montrer fébriles lors de leur tout premier cours de nu, la plupart d’entre eux me dévisagent uniquement comme un sujet d’étude, une énigme à résoudre du bout de leurs doigts.

Dans un soupir mélodramatique, il se laisse tomber contre le dossier de sa chaise.

— Arrête, tu sais très bien que cela n’a rien à voir avec ça ! Ils ne t’admirent pas comme un objet sexuel mais comme la représentation absolument parfaite du corps féminin.


Oh, rien que ça ?!


Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire en l’entendant. Jean-Claude est adorable mais sa trop grande théâtralité est un peu caricaturale. De plus, quand il évoque la perfection de mon corps, il veut seulement dire qu’il l’est dans le sens sculptural du terme. Je suis peut-être parfaite pour incarner une odalisque du 14ème siècle sur une toile enduite mais dans la vie réelle, je suis loin de correspondre aux standards de la société actuelle.


— Après, je peux toujours demander à Juliette, elle sera probablement d’accord pour prendre ta place.


Je le fusille du regard ce qui ne manque pas de le faire rire. Juliette Kessel est un peu ma Némésis et notre inimité n’a de secret pour personne. Depuis le premier cycle de nos études à l’École du Louvre, elle s’évertue à me mettre des bâtons dans les roues, essayant de prouver à tous – Dieu ne sait pourquoi ! – qu’elle est plus jolie, plus cultivée, plus brillante que moi.


Fille d’un riche industriel Toulousain, elle aime raconter à qui veut l’entendre que son père connait le tout Paris et qu’une fois ses études terminées, un poste de conservatrice l’attend déjà à New-York. À l’écouter, son diplôme serait même optionnel.


Des conneries si vous voulez mon avis. La seule chose qu’elle a de plus que les autres, c’est un compte en banque bien garni et un égo démesuré – tous deux probablement hérités de son connard de père, d’ailleurs. La vérité, c’est que Juliette est médiocre dans tout ce qu’elle entreprend et tout l’argent du monde ne pourrait changer ça.


Toujours est-il que le jour où elle a appris que je postulais pour poser aux Beaux-Arts, elle s’est empressée de présenter à son tour sa candidature, intimement persuadée de pouvoir m’évincer.


Pas de bol.


Non seulement, la plupart des professeurs préfèrent travailler avec moi, mais sa propension à coucher allègrement avec tous les étudiants « mignons » qui la dessinent, n’a pas longtemps tardé à ternir sa réputation.

— Ne te fais pas trop désirer quand même, ajoute Jean-Claude. J’ai un programme d’été à respecter et si tu ne te décides pas, je serai réellement obligé de prendre un autre modèle.


Mon cerveau tourne à cent à l’heure, pesant le pour et le contre. Ai-je finalement vraiment le choix ? Je n’ai pas les moyens de faire la difficile. Jusqu’à preuve du contraire, j’ai un emprunt à rembourser et si j’en crois le harcèlement téléphonique incessant des sbires de László depuis hier, je suis même en retard sur le planning de paiements.


Fait chier.


— Ok, c’est bon, je prends.


— Merveilleux ! s’exclame-t-il en tapant dans ses mains. Je te note et j’en parle à Christèle. D’ailleurs, passe la voir dans la semaine pour le règlement de tes dernières séances, elle a préparé ton enveloppe.


Je le remercie et après lui avoir dit au revoir, je m’éclipse. D’une démarche rapide, je me fraie un chemin dans les couloirs bondés d’étudiants avant de traverser la cour intérieure du Palais des Études, baignée par la lumière de l’après-midi. Sans m’arrêter, je prends quelques secondes pour lever la tête et admirer l’imposante verrière en charpente avant de sortir du bâtiment.


Une fois à l’extérieur, la chaleur de l’été me tombe dessus comme une chape de plomb. Éblouie par les rayons chauds du soleil, je positionne ma main au-dessus de mes yeux pour y voir plus clair et lorsque je le repère près du portail, un large sourire vient étirer mes lèvres. Il avait promis de passer me chercher pour m’emmener boire un verre. Il faut croire que sa parole de « gentilhomme », comme il aime le répéter si souvent, vaut quelque chose finalement.


Alors que je m’avance dans sa direction, mon téléphone se met à vibrer dans mon sac. Machinalement, je plonge ma main dans ce dernier pour l’attraper et lorsque je découvre le numéro qui m’appelle, mon cœur se met à battre plus vite.

László.


Cette fois, il ne s’agit pas de ses hommes. Le grand maître m’appelle en personne et ça ne peut rien signifier de bon.


Merde, merde, merde !


Je devrais décrocher mais la peur m’en préviens. Je n’ai pas l’argent pour le rembourser ce mois-ci. Pas la somme intégrale du moins. Mon ordinateur ayant planté il y a deux semaines, j’ai dû exceptionnellement piocher dans ma réserve pour régler le réparateur, me retrouvant donc aujourd’hui dans l’incapacité de lui restituer ce que je lui dois. Et manifestement, il n’est pas ravi. Du tout.


Une poigne glacée se referme sur ma gorge en songeant à ce qui m’attend si je ne réponds pas au roumain. Dani m’avait prévenue, ce type n’est pas du genre à plaisanter. Jusqu’à présent, j’ai toujours réussi à payer en temps et en heure, me privant souvent de repas pour y arriver. Mais cette fois, c’était soit le rembourser, soit payer mon loyer. Le choix a vite été fait. Bêtement, je pensais pouvoir gagner un peu de temps mais manifestement Ceaușescu[1] n’est pas très patient.


Envahie par la panique, je jette un rapide regard vers Léandre tout en ralentissant au milieu de la cour Bonaparte. Il n’est assurément pas au courant de mes « petits problèmes ». Pourtant, connaissant le personnage, il serait tout à fait capable de me proposer d’avancer l’argent et il en est absolument hors de question. Je refuse qu’un type comme lui soit mêlé à toute mes combines malhonnêtes, surtout quand on sait qui il est et d’où il vient.


Pour être honnête, je ne veux surtout pas entacher l’une des rares choses positives qui me soit arrivées dans la vie. Car oui, au milieu de tous mes problèmes à gérer, Léandre Villeneuve d’Alayone est une parenthèse enchantée plus que bienvenue. Mon petit conte de fée à moi. Celui du beau noble dont la lignée remonte probablement à Saint Louis et de la petite fille du peuple qui se demande encore ce qu’il peut bien lui trouver.


Les mains tremblantes, je range mon portable et souffle un grand coup pour retrouver mes esprits. Je ne dois rien laisser paraître, pas devant lui en tout cas. Le cœur toujours battant à rompre, je plaque un sourire factice sur mon visage tout en reprenant ma route.

Je voudrais tellement pouvoir me rouler en boule et pleurer toutes les larmes de mon corps en attendant que l’orage passe. Seulement, ce n’est pas comme ça que ça marche. J’ai vite appris que la vie n’est jamais tendre et que si l’on ne se sauve pas soi-même, personne ne le fait à votre place.


En arrivant à sa hauteur, je prends une seconde pour l’admirer. L’épaule appuyée contre le portail, il discute nonchalamment avec un type que je ne connais pas, les bras croisés sur son torse. Vêtu d’un jean sombre lui tombant parfaitement sur les hanches, d’une chemise en lin bleu ciel remontée sur ses avant-bras bronzés et d’une paire de chaussures bateau, il a l’allure sexy et vivifiée du type qui reviendrait d’une balade en mer. Je souris discrètement en remarquant que ses cheveux châtains, légèrement trop longs, partent dans tous les sens comme s’ils avaient pris le vent du large.


En me voyant arriver, son beau visage s’illumine, lui donnant aussitôt ce petit air de golden boy qui le caractérise si bien.


— Salut, le salué-je d’une voix douce tandis que l’étudiant avec lequel il parlait s’éclipse sans demander son reste.


— Salut, ma belle.


Sa voix rauque me fait frissonner alors qu’il me tend la main. Je glisse ma paume dans la sienne puis d’un geste preste, il m’attire contre lui pour m’embrasser. Plus grand que moi, je bascule la tête vers l’arrière pour le regarder dans les yeux.


D’emblée, sa main vient agripper ma nuque et, sans attendre, sa bouche se pose sur la mienne pour me donner un baiser tendre et langoureux. Lentement, nos langues se caressent, s’enroulent l’une avec l’autre dans une danse sensuelle et je ne peux me retenir de glousser lorsque je l’entends gémir profondément de plaisir. Ravie de l’effet provoqué, je commence à m’éloigner mais d’une petite pression dans le bas de mon dos, il me retient contre lui.


Surprise, je hausse les sourcils avant qu’il ne murmure :


— Il vaut mieux que tu restes là, une minute.


Comprenant là où il veut en venir, je pince les lèvres, la poitrine secouée par un éclat de rire silencieux.


— Tu veux dire que… ?


— Ouais, je ne suis pas très présentable.


Je rigole alors qu’un sourire malicieux vient corner le coin de sa bouche.


— Ne te moque pas de moi. Je n’y peux rien si tu me fais bander.


Cette fois, je m’esclaffe carrément.


— Oh, mais loin de moi l’envie de me moquer de vous, m’sieur l’comte.


Il lève les yeux au ciel et rétorque en riant à son tour :


— Arrête de m’appeler comme ça, tu sais très bien que je ne le suis pas…


C’est vrai, le titre de noblesse des Villeneuve d’Alayone appartient à son frère aîné, tout comme leur château en Sologne, les terres qui s’y rapportent ainsi qu’une grande majorité des biens de la famille.


C’est ce que l’on appelle le droit d’aînesse. Tout au profit du premier né, de préférence masculin car porteur du nom. À première vue, la tradition semble parfaitement injuste. C’est vrai, pourquoi les autres et particulièrement les filles devraient être exhérédés ? « Pour préserver le patrimoine et pérenniser la puissance de la famille afin que ceux-ci ne se dispersent et ne s’émiettent pas de génération en génération », d’après Léandre.


Ce système a notamment longtemps permis à la noblesse héréditaire et à la paysannerie propriétaire de se fortifier et de pérenniser, car oui, ce n’est pas une tradition propre à la noblesse. En contrepartie, l’aîné avait le devoir de protéger son clan et de subvenir à ses besoins. Aboli en 1791, ce droit a plus ou moins disparu du système juridique français, même s’il persiste encore officieusement dans certaines familles.


Évidemment, les choses sont un peu différentes aujourd’hui, mais cette coutume n’a jamais semblé offusquer mon amoureux. Pour lui, il en va de soi. Rien de plus normal l’aîné hérite de ce qu’il appelle fréquemment : « le fardeau ». Pour rien au monde, il aurait aimé être à la place de son grand frère. Trop de responsabilités, de pression, d’emmerdes à supporter au quotidien.


D’après lui, la meilleure place, c’est la sienne. Autrement dit, celle qui offre mille avantages et zéro inconvénient. Tout en profitant de la fortune familiale, il peut faire ce que bon lui semble, étudier ce qui l’intéresse, fréquenter qui il veut, sans mettre en péril la sacrosainte lignée des Alayone.


— Zut, rétorqué-je en faisant la moue, faussement déçue. Et moi qui étais toute émoustillée à l’idée de me faire trousser par un comte !


Un rire franc et décontracté s’échappe de sa gorge, dévoilant la rangée parfaitement alignée de ses dents blanches. C’est fou ce qu’il a le sourire facile ! C’est d’ailleurs ce qui fait tout son charme : cette bonne humeur communicative, cette capacité incroyable qu’il a de rire de tout, de ne jamais se prendre au sérieux. Je n’ai jamais rencontré d’homme si solaire, si heureux de vivre et ça fait un bien fou.


— S’il n’y a que ça, on peut s’arranger…


Du bout des doigts, je caresse l’une de ses joues parfaitement rasées avant de les arrimer sur son épaule.


— Oh, je vois que Monsieur a de la ressource.


Sa langue passe brièvement ses lèvres quand il chuchote, taquin :


— Tu n’as pas idée à quel point, Elsa Aragon.


Une poignée de minutes plus tard, après s’être assuré d’être à nouveau décent, il attrape ma main et m’entraîne vers la place Saint-Germain-des-Prés où nous nous installons à la terrasse du Bonaparte pour prendre un verre.


[1]. Nicolae Ceaușescu, dictateur roumain (1918-1989)

 
 
 

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